The hidden law of a probable outcome [James Rogers]

Déjà de jour, le hangar désaffecté était sale, poussiéreux, débordait d'une infinité d'objets abandonnés qui auraient transmis le tétanos à quiconque se serait écorché dessus. Certains avaient été bougés pour dégager au centre un cercle approximatif destiné aux rendez-vous les plus illégaux, entre autres pratiques toutes moins joyeuses les unes que les autres. Le bâtiment était vieux,  son toit effondré par endroit et ce qui en restait se tenait encore grâce à l'effort miraculeux d'une charpente métallique rongée par la rouille. L'ensemble paraissait si fragile qu'à chaque fois qu'une bourrasque s'engouffrait à l'intérieur par un trou du toit, une déchirure du mur ou une béance dans le sol, il semblait sur le point de s'écraser une bonne fois pour toute. Ce qui n'arrangerait pas les affaires de la petite silhouette qui, cette nuit là, se tenait accroupie sur l'une des poutres du plafond.
De nuit, l'endroit s'animait d'une vie prévisible et inarrêtable : personne de saint d'esprit ne viendrait déranger ceux qui utilisaient le hangar, car il était isolé et dangereux, fréquenté seulement par des populations aussi dangereux que lui, pour elles-mêmes ou pour pour les autres. Quand quelques junkies s'y perdaient les nuits où les malfrats s'y réunissaient, ils se faisaient chasser sans ménagement et se trainaient dehors pendant que s'organisait à leur place le trafic qui était responsable de leur malheur. On ne pouvait pas non plus rêver meilleur endroit pour y torturer des prisonniers, car les seuls voisins étaient des quais d'un côté, des quartiers peu fréquentables de l'autre. Une chance donc pour les deux garçons attachés au milieu de la pièce que Natasha ne soit pas non plus complètement infréquentable. Un peu rustre, un peu sauvage, mais toujours de meilleure compagnie que la horde de mafieux qui les avait attachés à des chaînes suspendues jusque sous les pieds de l'espionne.
Ces chaînes devaient être là depuis la nuit des temps, car leur état n'était pas bien plus reluisant que celui de la poutre, au point où elles commençaient à se fondre dedans. Elles finiraient bien par découper leur support, mais ce n'était pas pour ce soir, car même le poids du plus plus massif des deux garçons, un brun torse nu aux yeux étranges, l'avait à peine fait trembler lorsqu'on l'y avait attaché. Situation qui n'avait pas l'air de le déranger outre mesure, puisqu'il fanfaronnait pour (chose que Natasha ignorait) tester les limites de leurs kidnappeurs, à son compagnon d'infortune et lui. Car Zagreus était immortel et tout bien pesé, chercher à mourir était la solution la plus rapide pour aller chercher de l'aide d'un côté et de l'autre, donner à son compagnon une idée du comportement qui le garderait entier d'ici à ce que l'aide arrive. Il avait certes la force de se libérer de ses chaînes, mais il n'aimait pas non plus les cinglés armés de mitrailleuses : se transformer en passoire ne le dérangeait pas outre mesure, mais son compagnon ne pouvait faire preuve de la même insouciance.

C'était pour son compagnon que Natasha s'était déplacée cette nuit. Et un peu les mafieux, mais surtout son compagnon. James Rogers. Elle n'était pas sûre d'aimer ce gosse, qui se réclamait  d'elle et de Steve Rogers. Avait-elle besoin de développer pourquoi ? Ce putain de traître de Rogers père lui avait explosé de crâne, l'avait tuée, renvoyée d'où elle venait aussi vite que la balle dans le crâne de Zagreus finit par le renvoyer dans le lit de Timothy Drake. Parce qu'avant ça, Hydra Supreme avait tenté de noyer dans l'océan l'amant de Natasha. Et, douce ironie du sort ou mauvaise blague du multivers, il avait fallu que le fils que Steve porte le nom de l'amant de sa mère, officiellement meilleur ami de son père, mais qui avait fini à moitié noyé. Mauvaise blague du multivers, donc, peut-être la plus mauvaise depuis sugar daddy Alexei, parce que celle-ci n'avait même pas le mérite de vouloir la faire rire. Mais bon, le gosse n'y était pour rien. C'était une maigre consolation, une vaine tentative de relativiser. Elle n'était pas venue jusqu'ici pour le laisser mourir comme son compagnon, dont la mort n'était d'ailleurs pas nécessaire.
Natasha dégoupilla un flashbang qu'elle jeta au milieu des mafieux. Dès que la grenade eut explosée, elle sauta à bas de la poutre où elle patientait jusqu'alors et étala de quelques coups supplémentaires ses victimes désorientées, vola en passant l'un des fusils d'assaut fracassé au sol. Elle n'était pas là pour eux, elle était là pour James Rogers. Une fois le garçon libéré de ses liens, la rousse passa un bras sous ses épaules pour l'aider à se barrer au plus vite. Il avait sans doute hérité de la génétique particulière de ses parents, mais une grenade incapacitante, d'aussi près, ne faisait jamais de bien. Peut-être s'en remettrait-il plus vite, mais il n'avait pas l'air de pouvoir sautiller partout comme un kangourou.
Lorsqu'ils se furent suffisamment éloignés, elle l'aida à grimper dans un ancien wagon de marchandise, le força à s'asseoir et s'accroupit devant lui.

"Pas trop secoué, gamin ? "

@James Rogers

Il n’était clairement pas assez secoué, pour continuer à se tarter la gueule de la sorte. Au moins, il l’entendait. Hésitant entre l’amusement et le dépit, elle profita de son état de couteau peu affuté pour glisser ses mains sous ses oreilles, vérifier qu’elles ne saignaient pas non plus. Il avait l’air de voir, au moins flou, sans quoi il se serait vautré vingt fois en chemin. Bien, il devait être un minimum résistant pour ça. Il avait aussi l’air moins frêle, même dans son état, une fois son pote disparu. Parce que son pote brun ne s’était pas contenté de mourir, il s’était évaporé, tombé en cendres. Thanos no jutsu. Ça et son instance à se faire tirer une balle laissait entendre qu’il était encore en vie, quelque part, et que son insistance à se faire descendre était une ruse pour se barrer plus vite. Il avait juste eu de la chance que Lorsann ne cherche pas une intro trop compliquée et que leurs ravisseurs n’aient pas descendu James pour faire taire Zagreus, ce qui aurait été peu pratique.

« Peu importe. Je comprendrai que c’est à moi que tu parles. »

Ah, le vif du sujet d’un sujet bien vif. Steve Rogers, Natasha Romanoff et enfant n’étaient pas des mots qui avaient du sens posés ensemble dans une même phrase. Ou pas un bon sens. Kobik la gamine cosmique avait manipulé Steve qui avait fini par tuer Natasha - sans compter le nombre de gamins qu’il avait fumé dans sa quête pour détruire la rébellion qu’elle avait menée. Natasha était morte pour sauver le gamin, spidey numéro… y’en avait trop : Morales, avant que Steve n’ait eu le temps de fumer ce gosse. Se foutre de la gueule du monde semblait être la spécialité du multivers. Qui sortirait gagnant de cette situation ? Leur famille était un beau bordel, si on en regardait l’ensemble. Maman Melina, Yelena en crise d’ado (à la rigueur, ça, soit), elle, et le fils du cul de l’Amérique.
Aussi, Natasha avait la chance de prendre tout relativement bien. Foutu pour foutu, autant y aller gaiement. Mais les autres ? Yelena pétait quelques plombs et ce gosse allait tomber de plus haut qu’elle s’il s’attendait à découvrir des parents unis, heureux et aimants. A sa connaissance, Steve n’était même pas là ; ça ferait à la fois une déception de plus et de moins pour James Rogers, qui pourrait continuer à idéaliser son père en toute sérénité. Parce qu’il semblerait que tout le monde adulait Steve Rogers, son univers mis à part. Le grand, le fort, le beau, le courageux, le vertueux. Elle lui reconnaissait d’être grand et beau, mais s’arrêtait là. Bref. Et Melina… ça va. Elle n’avait plus l’air ni jalouse ni féminazie, dégageait davantage une vibe de maitre Shifu déglingué par le remord. Étrange, mais ça éviterait de s’égorger.

Puisqu’il n’y avait plus aucun bruit à l’extérieur, l’espionne prit enfin le temps de se poser et s’assit en tailleur, sans cesser d’écouter les environs. Difficile de les observer, planqués comme ils étaient. Elle aurait pu se poster debout à l’ouverture du wagon, l’obscurité de la nuit l’aurait dissimulée à des yeux indiscrets, mais si yeux indiscrets il y avait encore, ça serait ceux des jeunes venus chercher quelques frissons en taguant un train qui était destiné à la casse, ou quelques sans-abris à la recherche d’un endroit où crécher sans se faire emmerder. Elle avait trop bien fait son travail pour qu’on leur coure volontairement après de sitôt.
Quand il ne s’amusait pas à se foutre des tartes inutiles pour tenter de reprendre ses esprits, le gamin ressemblait beaucoup à son père. Un visage au moins aussi doux, ses yeux bleus et la blondeur caractéristique de sa crinière. L’opinion qu’elle avait de James Rogers aurait été bien plus vite vue s’il avait été brun et s’était appelé Steve. Ou juste Junior. L’un dans l’autre. Too soon pour lui expliquer ça, il trouverait sans doute ça moins cocasse qu’elle. Elle soupira. Il n’était pas méchant, jusqu’à preuve du contraire. Elle passa une main crasseuse dans ses propres cheveux – trop roux pour qu’elle puisse être la mère de ce petit, vraiment – et se redressa aussi vite qu’elle s’était assise. Non, elle ne se sentait pas d’humeur à rester assise pour parler de la pluie et du beau temps. N’aurait manqué plus que le thé. Elle finit par faire ce qu’elle jugeait inutile et se posta à l’entrée, où elle pouvait voir en plus d’entendre, le dos appuyé contre la tranche du mur du wagon, son fusil sur la hanche.

« Donc. Dis-moi ; d’où viens-tu, qui es-tu ? Ça serait presque trop prétentieux pour être un faux. »